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LA rivière Watcetcol naît d’un affluent du Guzirit dans le Khamshemland, ou Dracheland, sur le monolithe Abharhploonta. Elle coule à travers une jungle épaisse sur le flanc du monolithe pour aller ensuite plonger dans un canal creusé par les eaux dans le roc. Elle est entrecoupée de nombreux rapides puis, avant d’atteindre la base du gigantesque monolithe haut de trente mille mètres, elle se transforme en un monstrueux jet d’eau bouillonnant. Des nuages qui stagnent à mi-hauteur du monolithe dissimulent la chute d’eau et l’écume aux regards. La base de la montagne est également cachée et ceux qui ont essayé de pénétrer dans le brouillard nuageux ont rapporté qu’il était aussi sombre que la nuit la plus noire et qu’à une certaine altitude, l’humidité s’y solidifiait.
À mille ou deux mille mètres de la base du monolithe, le brouillard s’étire puis se liquéfie pour donner à nouveau naissance à une rivière. Ce cours d’eau coule dans un étroit couloir calcaire qui plus loin s’élargit. Il suit un cours méandreux pendant environ huit cents kilomètres, puis un trajet rectiligne pendant trente kilomètres, et se ramifie ensuite pour former plusieurs arroyos autour de la base d’une montagne rocheuse. De l’autre côté de la montagne, la rivière se reforme, tourne à angle aigu et coule vers l’est pendant cent kilomètres. Elle disparaît alors dans une immense caverne et l’on peut supposer qu’elle tombe à travers un réseau de grottes à l’intérieur du monolithe au sommet duquel est situé le niveau Amérindia. Seuls les aigles de Podarge, Wolff et Kickaha connaissent l’endroit de sa résurgence.
La montagne, transformée en île par la rivière, était faite d’un unique bloc de jade.
Lorsque Jadawin avait donné naissance à cet univers il avait créé une masse grossièrement pyramidale de mille mètres de hauteur, constituée d’un agglomérat de jade et de néphrite striés de vert pomme, d’émeraude, de marron, de mauve, de jaune, de bleu, de gris, de rouge et de noir. Afin qu’elle refroidisse, il l’avait déposée à la lisière des Grandes Haines et il avait plus tard dirigé le cours de la rivière autour de son pied.
Pendant des milliers d’années, la montagne de jade était demeurée vierge. N’y vivaient que des oiseaux et les poissons qui, dans la rivière, frétillaient contre de froides racines huileuses. Lorsque les Amérindiens furent introduits dans ce monde, ils découvrirent la montagne de jade. Certaines tribus en firent leur dieu, mais les nomades ne s’installèrent pas à proximité.
Alors, un groupe d’êtres civilisés de l’ancien Mexique fut introduit à son tour dans ce monde, non loin de la montagne de jade. D’après les souvenirs de Jadawin (qui devait plus tard devenir Wolff), cela s’était passé mille cinq cents années terrestres auparavant. Les immigrants involontaires appartenaient peut-être à cette civilisation que les derniers Mexicains appelaient Olmec. Ils se désignaient eux-mêmes sous le vocable de Tishquetmoacs. Ils construisirent des maisons et des murs de bois sur les côtés est et ouest de la montagne, qu’ils baptisèrent du nom de Talanac. Talanac était le nom qu’ils donnaient au Dieu Jaguar.
Le kotchtulti (littéralement : maison du dieu) ou temple de Toshkouni, divinité de l’écriture, des mathématiques et de la musique, se trouvait à mi-hauteur de la ville pyramidale de Talanac, face à la Rue des Bienfaits Mélangés. Vu de l’extérieur, il ne donnait pas l’impression d’avoir des dimensions impressionnantes. Le frontispice du temple, constitué par une légère protubérance du flanc de la montagne, représentait la tête d’oiseau-jaguar de Toshkouni. Comme pour le reste de l’intérieur de la montagne, tout ce qui était creusé et fendu, tous les bas et hauts-reliefs du temple, avaient été obtenus par ponçage et forage. Il est en effet impossible de tailler le jade au burin ou de le diviser en lamelles ; on peut le forer, mais c’est par l’usure lente qu’on le transforme en œuvre d’art. C’est en ponçant qu’on engendre beauté et utilité.
Ainsi donc, le jade strié de noir et de blanc avait été usé par une génération d’esclaves qui utilisaient un produit abrasif pulvérulent et des outils en acier et en bois. Les esclaves avaient accompli le travail de dégrossissage, puis artisans et artistes s’étaient chargés de la finition. L’affirmation des Tishquetmoacs, selon laquelle la forme est dissimulée dans la pierre et qu’il suffit de la révéler, semblait justifiée en ce qui concernait Talanac.
« Les dieux cachent, les hommes découvrent », disaient-ils.
Lorsqu’un visiteur pénètre dans le temple par la grande porte, qui paraît le dévorer avec les dents de chat de Toshkouni, il entre en fait dans une immense caverne. Elle est éclairée par le soleil qui se déverse à flots par des ouvertures percées dans la voûte, et par une centaine de torches qui brûlent sans dégager de fumée. Un chœur de moines en robes noires, dont le crâne rasé est peint en écarlate, se tient derrière un écran de jade blanc et rouge qui s’élève à la hauteur de la ceinture d’un homme. Le chœur chante les louanges d’Olumami, le Seigneur du Monde, et de Toshkouni.
À chacun des angles de la pièce, de forme octogonale, des autels appariés sont sculptés en forme d’animaux, d’oiseaux et de jeunes femmes. Des parchemins s’y amoncèlent, recouverts de représentations de petits animaux et de symboles abstraits, résultat d’années de travail et de passion acharnés. Une émeraude grosse comme la tête d’un homme est posée sur l’un des autels, et il court à son sujet une histoire qui concerne aussi Kickaha. En fait, l’émeraude symbolise l’une des raisons pour lesquelles Kickaha est toujours le bienvenu à Talanac. Le joyau avait été dérobé un jour, et Kickaha, après l’avoir repris aux voleurs qui appartenaient au niveau voisin, l’avait restitué au temple, pas gratuitement toutefois. Mais ceci est une autre histoire. Kickaha se trouvait dans la bibliothèque du temple. C’était une vaste pièce creusée au flanc de la montagne, où l’on ne pénétrait qu’après avoir traversé celle où se trouvaient les autels, et longé un large corridor. Elle était également éclairée par les rayons du soleil qui filtraient à travers des ouvertures de la voûte, et par des torches et des lampes à huile. Les murs avaient été usés et poncés jusqu’à former des milliers de niches dont chacune servait de logement à un livre tishquetmoac. Les ouvrages étaient fait de bandes de peau d’agneau cousues bout à bout, et dont chaque extrémité était fixée à un cylindre d’ébène. Un cylindre qui retenait le début du livre était accroché à un grand cadre de jade et l’ouvrage était lentement déroulé pour le lecteur qui s’installait devant lui.
Kickaha se tenait dans un coin bien éclairé, juste sous des orifices de la voûte. Un prêtre en robe noire, Takoacol était en train de lui expliquer la signification de certains parchemins. Lors de son séjour précédent, Kickaha avait étudié l’écriture mais sa mémoire n’avait retenu que cinq cents symboles imagés, alors qu’il fallait en connaître un minimum de deux mille pour pouvoir lire couramment.
Takoacol indiquait d’un doigt jaune à l’ongle démesuré l’endroit où était situé le palais de l’empereur, du miklosiml. Tout comme le palais du Seigneur de ce monde se dresse au sommet du plus haut niveau du monde, le palais du miklosiml se dresse sur le niveau supérieur de Talanac, la plus grande cité du monde. »
Kickaha ne le contredit pas. À une certaine époque la capitale d’Atlantis, le pays occupant la partie supérieure du second niveau le plus élevé, avait été quatre fois plus grande et plus peuplée que Talanac. Mais elle avait été détruite par le Seigneur alors au pouvoir, et ses ruines n’hébergeaient plus que des chauves-souris, des oiseaux et des lézards grands et petits.
« Mais », dît le prêtre, « là où le monde a cinq niveaux, Talanac a trois fois trois fois trois niveaux, ou rues. »
Le prêtre joignit le bout de ses ongles et, ses yeux obliques mi-clos, se lança dans un sermon sur les propriétés magiques et théologiques des chiffres trois, sept, neuf et douze. Kickaha ne l’interrompit pas, bien que la signification de certains termes techniques lui échappât.
Il lui avait semblé entendre, à un certain moment, un cliquetis métallique provenant de la salle voisine. L’avertissement lui avait suffi, à lui qui avait survécu parce qu’il n’avait jamais attendu qu’il y en ait un second pour se tenir sur ses gardes. En outre, il payait le fait d’être encore en vie par un certain état d’anxiété permanent tout à fait déplaisant. Il était toujours obligé de maintenir en lui un certain degré de tension, même aux moments de détente, même au cours d’intermèdes sentimentaux. Par exemple, il ne pénétrait jamais dans un endroit quel qu’il fût – même dans le palais du Seigneur où il n’avait en principe rien à craindre – sans repérer tout d’abord les cachettes où quelqu’un pouvait se dissimuler, les issues par lesquelles il pourrait s’échapper et les endroits où il pourrait se cacher lui-même.
Il n’avait aucune raison de penser qu’il pût être en danger dans cette ville, particulièrement dans la sacro-sainte bibliothèque du temple. Mais à plusieurs reprises le danger s’était déjà présenté à lui alors qu’il n’avait apparemment rien à redouter.
Le cliquetis métallique se fit à nouveau faiblement entendre. Kickaha, sans prendre le temps de s’excuser auprès du prêtre, courut vers la porte en ogive qui donnait accès à la pièce d’où le bruit lui était parvenu. De nombreux prêtres en robes noires qui lisaient ou qui peignaient des parchemins sur des bureaux au-dessus incliné levèrent les yeux et le regardèrent. Kickaha était vêtu comme un Tishquetmoac aisé, car il avait pour habitude de ressembler le plus possible à un habitant du pays dans lequel il se trouvait, mais sa peau était de deux tons plus claire que celle du plus pâle des Tishquetmoacs. En outre, il avait deux couteaux à la ceinture, ce qui suffisait à le faire remarquer. Il était le seul avec l’empereur à pouvoir pénétrer armé dans le temple.
Takoacol l’appela en lui demandant ce qui n’allait pas. Kickaha se retourna et mit un doigt sur ses lèvres, mais le prêtre continua à l’appeler. Kickaha haussa les épaules. Comme cela s’était produit maintes fois en d’autres circonstances, il y avait des chances pour que son attitude le fit paraître fou ou exagérément prudent aux yeux des spectateurs. Mais cela lui était parfaitement égal.
Alors qu’il approchait de la porte, il entendit de nouveaux cliquetis, accompagnés de légers craquements. Cela ressemblait au bruit produit par des hommes en armure longeant lentement et prudemment le corridor. Ce ne pouvaient être des soldats tishquetmoacs, car les armures que portaient ces derniers étaient faites de tissu matelassé. Ils avaient des armes métalliques, mais elles ne produisaient pas le bruit caractéristique qu’il avait entendu. Kickaha songea un instant à s’éloigner de la bibliothèque et à disparaître par une des issues qu’il avait repérées ; l’ombre d’une voûte, il pourrait observer les arrivants lorsqu’ils pénétreraient dans la salle. Mais il ne put résister à l’envie de savoir immédiatement qui étaient les intrus. Il jeta un regard furtif dans le corridor.
À vingt pas de lui approchait un homme qu’une armure d’acier recouvrait des pieds à la tête. Sur ses pas marchaient deux par deux quatre chevaliers qui étaient suivis par au moins trente soldats, portant des épées ou des arcs. Ils étaient peut-être encore plus nombreux car la courbe du corridor dissimulait la queue de la file.
Auparavant, il était arrivé à Kickaha d’être surpris, et même effrayé. Cette fois, sa réaction fut la plus lente qu’il eût jamais eue de toute sa vie. Durant plusieurs secondes il demeura immobile, paralysé par l’étonnement. Une chape de glace lui enveloppa les épaules comme une armure.
L’homme de haute stature qui marchait en tête de la colonne de soldats, et dont on ne pouvait apercevoir qu’une partie du visage à travers la visière du casque, n’était autre qu’Erich von Turbat, le roi d’Eggesheim. Lui et ses hommes n’avaient rien à faire à ce niveau. C’étaient des Drachelanders, des habitants du plateau supérieur couronnant le monolithe qui s’élevait au-dessus de Talanac. Kickaha avait à plusieurs reprises rendu visite au roi von Turbat en Dracheland, où lui-même était connu sous le nom de baron Horst von Horstmann, et il l’avait même désarçonné un jour au cours d’une joute.
Les voir à ce niveau, lui et ses hommes, était assez déconcertant car une falaise monolithique de trente mille mètres de hauteur les séparait de leur propre niveau. Leur présence à Talanac était absolument incompréhensible. Personne n’avait jamais franchi les protections spéciales de la ville sinon Kickaha lui-même, en une unique occasion et alors qu’il était seul.
Soudain dégelé, Kickaha tourna les talons et se mit à courir. L’idée lui était venue que les Teutoniques avaient pu emprunter l’une des « portes » qui permettaient le transport instantané d’un lieu à un autre. Cependant, les Tishquetmoacs ne savaient pas où se trouvaient les trois « portes » et ils ignoraient jusqu’à leur existence. Seuls Wolff, Seigneur de cet univers, sa compagne Chryséis et Kickaha, s’étaient jamais servi de ces passages ; en théorie, ils étaient les seuls à savoir le faire.
En dépit de tout cela, les Teutoniques étaient à Talanac. Savoir comment ils avaient découvert les « portes » et comment ils avaient atteint le temple par ce moyen constituait un problème que l’on résoudrait plus tard – si jamais on y réussissait.
Kickaha sentit une vague de panique l’envahir, qu’il refréna aussitôt. Cette intrusion ne pouvait signifier qu’une chose : qu’un Seigneur étranger avait réussi à envahir cet univers. Qu’il ait pu envoyer des hommes à la poursuite de Kickaha démontrait que Wolff et Chryséis avaient été incapables de l’en empêcher. Et cela pouvait signifier qu’ils étaient morts, ou que s’ils étaient en vie ils ne disposaient plus d’aucun pouvoir et avaient besoin de son aide. Son aide ! Voilà qu’à nouveau il s’enfuyait pour sauver sa vie. Il existait trois « portes » cachées. Deux d’entre elles se trouvaient dans le temple d’Ollimaml, au sommet de la ville, près du palais de l’empereur. L’une était large et c’était celle que les hommes de von Turbat avaient dû emprunter, s’ils étaient arrivés en force. Il devait en être ainsi, sinon ils n’auraient pu réussir à se rendre maîtres de la garde nombreuse et fanatique de l’empereur.
À moins, pensa Kickaha, que d’une façon ou d’une autre les envahisseurs n’aient réussi à capturer l’empereur immédiatement après leur intrusion. Les Tishquetmoacs continueraient à obéir aux ordres de leur souverain, même en sachant qu’ils étaient donnés par ses ravisseurs. Du moins en serait-il ainsi pendant un certain temps. Après tout, les habitants de Talanac n’étaient pas des fourmis mais des êtres humains, et ils finiraient bien par se révolter. Ils considéraient leur empereur comme l’incarnation d’un dieu, qui n’avait comme suzerain que le créateur tout-puissant Ollimaml, mais ils aimaient aussi leur ville de jade et ils avaient dans leur histoire un double déicide.
En attendant… En attendant, Kickaha s’était mis à courir vers la porte en ogive qui se trouvait en face de celle par laquelle les envahisseurs n’allaient pas tarder à faire leur apparition.
Un cri agit sur lui comme un coup d’aiguillon ; plusieurs prêtres se mirent à hurler à la fois, puis de nombreuses exclamations proférées dans le langage haut-allemand de Dracheland s’élevèrent. Un fracas d’armures et d’épées entrechoquées formait un bruit de fond métallique à ce vacarme vocal.
Kickaha nourrissait l’espoir que le corridor était le seul passage que les Drachelanders avaient emprunté. Et s’ils bloquaient toutes les issues de cette salle ? Non, c’était impossible. Pour autant qu’il le sût, la porte en ogive menait à un corridor qui s’enfonçait profondément dans la montagne. On pouvait y accéder par d’autres couloirs, mais tous étaient sans issue – c’était du moins ce qu’on lui avait dit. Peut-être ceux qui l’avaient renseigné lui avaient-ils menti pour une raison ou pour une autre, ou peut-être n’avait-il pas parfaitement compris ce qu’on lui avait dit.
Qu’on lui eût menti ou non, il fallait qu’il emprunte ce passage. L’ennui, c’était que même s’il ne rencontrait pas d’envahisseurs sur son chemin, ce corridor ne le conduirait qu’en direction de l’intérieur de la montagne.